C’était la période sombre, cette période où la nuit tombe vite, celle des longues soirées pluvieuses d’un mois de décembre normal : gris. Les chiffres et équations peuplaient sa vie d’étudiante en licence mathématiques appliquées aux sciences sociales. Jusqu’à présent, elle avait trouvé cela plaisant. Un environnement chiffré pour un monde indéchiffrable, cela l’avait intéressée ; parler de social dans un monde d’algorithmes envahissants, comprendre les enjeux, analyser les tendances, percevoir les signaux faibles. Le jeu intellectuel était séduisant et elle réussissait plutôt bien.
Donc, tout aurait du aller pour le mieux. Mais ce n’était pas le cas. D’abord, tout le monde lui demandait ce qu’elle voulait faire plus tard. C’était le sujet préféré de sa mère tous les soirs à table qui lui parlait de son projet. Pour être un peu tranquille, elle se camouflait derrière un projet professionnel un peu énigmatique : elle disait qu’elle voulait être Data Scientist, ce qui permettait de clore assez vite le débat une fois qu’on a avait commencé à perdre ses interlocuteurs dans les arcanes du Big Data. Même si ce n’était qu’une idée, la question des données la préoccupait. Le big Data, c’était aussi un peu big Brother, et elle se demandait bien comment pouvoir faire un boulot motivant dans ce monde étrange des données. Alors, les mathématiques ouvraient à plein d’autres choses. Mais tout cela lui paraissait tellement flou, improbable. Trop de choix possibles, trop tôt ces choix, trop incertains ce monde. Elle qui avait toujours avancé sans trop de questions, guidée par le plaisir des études se prenait la tête. A quoi bon faire tout cela si je ne sais pas quoi en faire ? Elle avait commencé une quête effrénée : se trouver un projet professionnel, sûr, rassurant, mobilisateur. Elle avait sollicité ses pairs, eu de nombreux entretiens avec des conseillers expérimentés…elle en était au même point. C’est que tous ces professionnels commençaient toujours par lui demander la même chose : qu’est-ce qui l’intéressait. Elle avait envie de dire…Tout m’intéresse . Mais cela ne se faisait pas alors. Alors elle sélectionnait dans ce qui lui plaisait, mais en ayant conscience que cela ne disait rien du futur pour elle. Un autre lui demandait : qu’est ce qui te fait rêver ? Alors là, c’était encore plus compliqué car que dire de ses rêves ? Que nous disent nos rêves de demain ? Elle avait fait un bilan d’orientation en ligne (et en cachette de ses parents) mais le résultats l’avait laissée rêveuse : Vous avez des disposition pour faire des études scientifiques et avoir une activité où l’investigation est au centre. Dixit. Bien avancée !
Plus les jours passaient, plus son trouble devenait envahissant, voire angoissant. Cela l’a réveillait la nuit. Il faut que je me décide à savoir ce que je veux faire de ma vie. Elle traînait son blues dans les couloirs de la fac et sur les réseaux sociaux. A une soirée, elle avait commencé à échanger avec un étudiant qu’elle imaginait chinois, appelé Bo, mais qui se révéla être né à Sarcelles, y vivre depuis toujours mais chinois par sa mère et passionné par les liens entre Orient et occident. Il était étudiant à l’Inalco. Ce soir là, alors qu’elle sortait d’un échange téléphonique déprimant avec un coach de vie qui lui promettait un projet clés en main, elle croisa Bo devant une librairie et ils décidèrent d ‘aller boire un verre. Dans le courant de la conversation, elle lui confia ses interrogations actuelles et à venir.
J’ai peur de me lancer dans une voie sans issue. Comment faire quand on ne sait pas quoi faire vraiment et que rien ne nous motive suffisamment ? Que faire de sa vie ?
Bo la regarda un moment sans rien dire. Il dit alors
Que faire dans la vie ? Drôle de question ? Vivre, non, c’est déjà bien ?
Oui, mais si je me retrouve dans une voie sans issue, si je regrette mes choix, si ce n’est pas comme je l’imaginais…rétorqua Chloé
Bo la regarda à nouveau. Ce n’est jamais comme on l’imagine. Et c’est tant mieux, non ?
Que veux-tu dire ? répliqua Chloé. C’est peut être facile parce que toi tu sais ce que tu veux ? Non ?
Oui, mais je ne crois pas que l’on parle de la même chose. Ce que je veux, ce n’est pas forcément un métier, donc cela peut être plusieurs choses différentes, et souvent imprévisibles.
Chloé le regarda un peu interloquée.
Bo lui dit alors. C’est sans doute l’influence de ma culture. Connais-tu la carpe Koï ? Celle qui tourne, c’est une figure mythique chez nous. Quelques principes m’aident à avancer sans inquiétude. Le premier, c’est ne me fixer aucun but précis ce qui donne la possibilité de m’ouvrir à ce qui se présente. Le deuxième est de savourer le moment qui se présente à moi et d’en saisir tout le potentiel. Le troisième est d’ignorer la ligne droite. Je sais, c’est compliqué pour les Français pour qui le projet professionnel est le seul antidote face à l’imprévisibilité. Mais moi j’ai un autre principe. Si rien n’est certain, tout est donc possible. Et quand j’ai le blues, je me répète cette phrase.
Chloé l’écouta en silence. Puis ils se turent un long moment.
En somme repris Chloé, tu me proposes de continuer, voir ce qu’il advient et me laisser guider
Oui, lui dit Bo, mais surtout, il est important que tu sois à l’affut en veille, sans inquiétude sur le fait que la multiplicité des opportunités génère de l’hésitation. Les choses s’enligneront à un moment avec une sorte d’évidence. L’avenir est à inventer. Pas à prédire.
Ils se séparèrent un peu plus tard et Chloé était songeuse. Il y aurait donc une autre voie. Une voie avec toutes sortes de voies. Elle sentit son téléphone vibrer et regarda la message que Bo venait de lui envoyer.
Le prénom Bo veut dire vague en Chinois. Comprends-tu ? Et il rajoutait. Ne fixe pas ton esprit sur un but exclusif, tu serais estropié pour marcher dans la vie. Tchouang-Tseu