Justin sortit de sa tanière à 19 h 30 précise. Pour partager le repas du soir avec son père. Ce dernier était très prévisible sur ce point et détestait le retard. Depuis qu’ils vivaient tous les deux, des arrangements s’étaient construits, jamais exprimés, tacites qui maintenaient la bonne ambiance. Au début, Justin était agacé de tant de rites qui lui paraissaient inutiles, et contraignants mais il avait compris que c’était indispensable à l’équilibre de leur nouvelle vie. Et il respectait cela. Chacun regarde le monde comme il veut et trouve des repères là où il peut ! Etrangement, ce jeudi soir à 19 h 30, la table n’était pas préparée et visiblement aucun repas n’était en vue. Tout à coup, Justin s’interrogea sur la présence de son père. Il l’avait salué en rentrant mais avait-il entendu une réponse ? Il sortit de la cuisine et trouva son père dans son bureau, penché sur son ordinateur portable, parlant tout seul et soupirant. Dans un premier temps, il le regarda en silence, étonné, n’osant pas le couper. Puis il prit la parole.
– Tout va bien, papa ?
Son père se retourna alors et le regarda, l’air à la fois décontenancé et un peu affolé.
– Zut, quelle heure est-il ?
– Euh, 19 h 35 lui répondit Justin
Bon, on mangera un peu plus tard. Je n’ai pas encore réfléchi à quoi d’ailleurs. La journée a été un peu….compliquée
Justin sentit que quelque chose n’allait pas et se proposa.
– Ne t’inquiètes pas. Finis ce que tu as à faire. Je fais du riz au micro ondes et une tranche de jambon. Cela suffira je n’ai pas très faim.
Justin retourna à la cuisine un peu intrigué, plutôt inquiet même. Son père si prévisible devait avoir quelque chose de sérieux pour déroger au rite. Il prépara en vitesse un repas simplissime. Et retourna vers son père dans le bureau.
– T’as un souci ?
Son père ne répondit pas tout de suite.
– Euh, tu sais faire des CV toi ? Parce que moi, je n’en ai pas fait depuis 15 ans, alors ça date un peu…
– Pourquoi tu veux faire un CV ? C’est urgent ? Tu veux changer de job ?
Alors son père s’arrêta, se tourna vers lui et le regarda fixement.
– Non, je dois trouver un autre travail. On nous a annoncé aujourd’hui un plan social. La moitié des effectifs vont être redéployés. J’en suis.
Justin ne trouvait rien à dire. Pas un mot ne sortait. Rien ni de rassurant ni de pertinent. Non rien.
– Euh commença t-il. Mais c’était prévu. Tu n’en as jamais parlé.
– Pourquoi faire en parler. On le sent venir mais on n’y croit pas vraiment. On imagine plein d’autres solutions. On retarde la réflexion. Mais là, c’est le début. Ou plutôt la fin. Il faut que je me bouge
Justin allait lui dire qu’il aurait pu anticiper mais il prit conscience de la stupidité de sa question avant de la poser. Anticiper le pire. Oui, on aurait plutôt tendance à mettre le couvercle, lui le premier.
– Et tu as des pistes pour un autre job ?
– Un peu pas vraiment, rien de très concret.. mais surtout c’est les mêmes que les collègues du service. Et ils sont plus jeunes, plus énergiques. Ils connaissent les trucs. Moi, je suis arrivé la par hasard et je me suis débrouillé. Mais je ne suis pas couvert de diplômes. Eux, si !
– Oui, mais t’étais le meilleur dans le service non ?
– Peut être, mais qui me croirait ? Comment je le prouverais ?
– Oui, mais cela ça s’apprend ? Il y a plein de tutos sur le web.
– Oui, je sais j’ai commencé. Trouver un emploi à tous les coups ! 5 étoiles sur Workadvisor. Mais j’ai du mal à passer la première saison. Et ça me gave grave ! C’est pas comme ça que tu dis ?
Ils restèrent en silence un moment. Justin sortit son smartphone et se mit à tapoter à la vitesse de l’éclair….son père le regardait faire.
– Au fait, papa, il n’y a pas des voyages Erasmus + pour les salariés. Vu tout ce que tu sais faire, on pourrait partir tous les deux en Australie ? Du genre aventurier. J’y ai passé un an. Je connais plein de gens et de trucs.
– Tu me vois, à mon âge, recommencer une vie de patachon sans savoir rien faire. Je dois assurer tes études. J’y tiens. Je l’ai promis.
– Euh papa, là tout de suite, les promesses, c’est plutôt superflu ! On peut faire une halte dans la promesse.
– Dans la vie, il faut tenir ses promesses sinon rien ne tient. A qui se fier alors ?
– Je ne te parle pas de renoncer à ta promesse de financer mes études. Mais là, tout de suite, mes études sont un peu en creux. Donc tu risques de financer du vide. Et comme tu n’auras pas de sous. La conclusion est simple. Pas la peine de ne pas financer des non études. Double négation ! Là, je n’étudie pas, je cherche ma voie.
– Comme si un ça ne suffisait pas, nous voilà deux. Mais toi tu t’y connais en CV et en compétences. Moi je bosse depuis 15 ans dans le même service et je suis infoutu d’écrire trois lignes sur ce que je sais faire dans l’aide à la rédaction de CV en ligne pour les nuls. Grave !
– Tu vois. Notre voie est ailleurs. Sur mon appli « Cherche ailleurs », il y a une boulangerie australienne qui veut des français pour faire du pain. Ça te dit ?
– Du pain ? Et on fait quoi après ?
– Après quoi ?
– Après la boulangerie en Australie
– Drôle de question. Après, c’est trop loin. Après on verra.
Son père soupira puis referma son ordinateur portable d’un coup sec.
– Oui, après c’est un peu loin tu as raison. Allez vient, on va manger. Au fait, je n’ai pas pensé à acheter du pain.
– Tu vois, on y revient ! C’est bien le pain. C’est la base !