Quel accompagnement dans ce contexte ?
Par Agnès HEIDET et André CHAUVET
Cela ne peut pas durer longtemps comme ça ! Cette affirmation, nous l’avons tous entendue. Nous nous sommes surpris parfois à en rajouter. Cela ne peut pas durer comme cela. Comme cela, c’est-à-dire ? Et bien sans savoir quand on pourra vivre normalement…normalement ? Oui, comme avant…Comme avant ? Dans l’agacement de cette période floue, nous avons tous besoin de trouver des balises, des repères stables, des perspectives qui n’évoluent pas au gré du vent, des tempêtes, des aléas épidémiologiques (un mot nouveau à notre vocabulaire). Les commentateurs plus ou moins avisés des chaînes d’information en continu s’en donnent à cœur joie. Les français ont besoin de perspectives…les philosophes opinent.
Pour traverser et supporter une épreuve, on a d’abord besoin de se dire qu’elle aura une fin, qu’elle ne durera pas indéfiniment et qu’elle a un sens : qu’elle permettra une clarification des lignes, une redéfinition plus satisfaisante de notre existence, un changement social, politique, économique… Bref, on a besoin de penser que les sacrifices qu’elle exige, la souffrance qu’elle impose, seront d’une certaine manière compensés par l’entrée dans une autre réalité où l’on trouvera des bénéfices, des améliorations
dit Claire Marin 1Claire, Marin, Rupture(s) (L’Observatoire, 2019) dans une interview au quotidien le monde.. Et c’est bien de cela dont il s’agit. Lors du premier confinement, chacun y est allé de ses hypothèses sur le monde d’après, des vertus d’une crise qui remet les pendules à l’heure, qui nous oblige à plus de frugalité et d’humilité…Or, aujourd’hui, le monde d’après ne ressemble pas vraiment à tout ce qu’on a pu imaginer. Il n’est ni la sinistre dystopie annoncée par les prophètes qui font de l’effondrement leur mantra, ni le retour à la dernière configuration réussie des nostalgiques de l’avant Covid-19. Ce monde est simplement différent. Et surtout, il donne l’impression d’être bloqué dans un sas spatio-temporel, où quelque chose s’achève mais qui n’ouvre pas encore de perspectives claires. Le flou s’est installé. Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres, disait Antonio Gramsci. Pour les monstres, nous avons l’embarras du choix. Passons notre chemin car cela nous entraînerait trop loin. Mais, c’est d’abord qu’il n’est pas un monde d’après. Il n’y a pas d’après. La nouvelle réalité n’est pas rupture. Elle est plutôt une continuité dans le flou. Les décisions se prennent au fur et à mesure. Toute prospective est vouée à l’échec, tout agenda doit être consigné au crayon à papier avec gomme disponible. La nouvelle réalité, c’est un présent et un futur effaçables en fonction des circonstances.
Si le monde d’après, paré de nombreuses vertus imaginaires, tarde à apparaître alors comment se penser acteur de son avenir, tant individuellement que collectivement. Le concept qui apparait progressivement, c’est celui de nouvelle normalité (new normal) qu’il nous faudrait prendre en compte. Ainsi, pour ne pas utiliser des anglicismes ambigus, l’Indonésie a adopté l’acronyme AKB (adaptation à de nouvelles habitudes). Alors monde d’après ? Nouvelle normalité où le court terme devient notre seule boussole ? Comment garder le cap quand le cap est fluctuant ? Comment se fier à la carte si les archipels disparaissent et que les continents que l’on pensait stables se déplacent au gré des vents ?
Alors, conduire sa vie professionnelle dans ce moment si particulier réinterroge sur un certain nombre de points. Et accompagner les personnes dans ce contexte inédit ne va pas de soi. L’air de rien, la période Covid-19 questionne d’une façon renouvelée la place, l’utilité et le sens perçus du travail.
Place et utilité perçues du travail
La place et l’utilité perçues d’abord : nous avons été confrontés, soit nous-mêmes soit nos proches, à une découverte parfois douloureuse. Notre travail ne serait pas essentiel. D’ailleurs, certains ont appris que même le télétravail pouvait être sélectif. On a pu entendre que l’on pouvait se passer de nos services. Et la réalité est parfois brutale. Si mon travail peut devenir accessoire sous l’effet d’une pandémie, quelle est sa pérennité ? Est-ce que cela vaut tous les investissements mis ? N’est-ce pas un signe extérieur de non reconnaissance qui nous entraîne dans des abimes de perplexité. D’où un enjeu stratégique individuel et collectif. Dans mon investissement pour demain, dois-je prendre en compte ces nouveaux paramètres ? Quelle durabilité de mon travail en situation de pandémie ? Y a-t-il des métiers plus menacés que d’autres ? Dans un article qui a fait sensation, la sociologue Dominique Meda exprime ce malaise ainsi :
Soudainement, les titulaires des métiers les mieux payés nous apparaissent bien inutiles et leur rémunération exorbitante. L’un des premiers enseignements de la crise sanitaire, en somme, c’est qu’il est urgent de réétudier la « hiérarchie » sociale des métiers, en accord avec nos valeurs et relativement à leur utilité réelle.
On voit bien la difficulté à traiter ce sujet. En cas de crise brutale, des pans entiers des activités de travail sont perçues comme secondaires. Par qui ? Au regard de quels critères ? Avec quelles échéances ? Ce sujet a donné lieu à de multiples contributions et polémiques. La récente décision concernant les activités culturelles a fait réagir : elles n’auraient pas de nécessité au regard de critères rationnels ? La notion d’utilité réelle nous ouvre des débats interminables car elle peut réduire la notion de contribution au bien commun à tout ce qui maintient le fonctionnement de la société ? Alors quelle utilité d’aller au cinéma ? De solliciter des clowns pour intervenir dans un service de pédiatrie ? Les chiffres publiés sur les conséquences en terme de souffrance psychique sont édifiants et inquiétants. Faire société, se sentir appartenir et contribuer ne peut pas se réduire à une approche purement métrique et quantitative de l’utilité. Albert Camus a cette phrase : « tout ce qui dégrade la culture, raccourcit les chemins qui mènent à la servitude ». Mais ce raisonnement vaut pour bien d’autres secteurs. Car si cela s’entend sur des durées courtes en situation de crise avérée, cela est beaucoup plus problématique dans des périodes où les échéances sont difficiles à identifier.
Accompagner des reconversions professionnelles dans ce contexte
Alors, se reconvertir dans ce contexte suppose de prendre en compte de nombreux paramètres et de leur attribuer une importance. Nous avions, à une époque, développé l’idée, que plusieurs paramètres pouvaient être pris en compte dans la manière d’observer une activité professionnelle : d’abord, est-elle délocalisable ? Ensuite, est-elle algorithmable, remplaçable par des IA (intelligences artificielles) ? Et aujourd’hui, si on réinterroge la question de la localisation de la production, une autre question envahit l’espace public. Peut-elle se faire sans contact, à distance ? Nous avons eu sous les yeux cette transformation accélérée à l’œuvre : ce restaurateur devant ouvrir son premier restaurant contraint à développer une offre à emporter ; ce formateur sillonnant la France contraint à devenir un expert de la formation online ; la téléconsultation de santé…les exemples sont infinis. Nous menons actuellement un travail sur les métiers de service à la personne, leur faible attractivité et les leviers pouvant être actionnés pour faire évoluer cet état de fait.
Or, par définition ces activités ne sont ni délocalisables, ni remplaçables (à court terme) par l’intelligence artificielle. Et comme elle ne peuvent se faire qu’en situation de présence, les raisons de leur faible attractivité (non reconnaissance, conditions de travail difficiles…) se doublent d’une dangerosité potentielle. Et pourtant, elles sont apparues comme d’une utilité sociale évidente. On voit bien que dans la réflexion relative à une reconversion professionnelle, tous ces paramètres, qui étaient plutôt en fond d’écran jusqu’alors deviennent très présents dans la manière d’envisager son futur. Quel avenir et durabilité pour cette activité ? Quelle reconnaissance sociale de ce travail ? Ce qui peut nous amener à une autre question : est-ce l’enjeu unique de trouver une activité de reconversion cible qui coche tous les critères ? Ou l’activité de travail, n’est-elle pas un levier d’expérience qui permet de développer des compétences elles-mêmes indispensables dans la capacité de se réorienter ? Alors les contextes de travail ne sont pas que des environnements de contribution mais bien aussi des lieux apprenants. Rien de nouveau ? Le débat, jusqu’alors confidentiel entre experts du sujet, apparaît au grand jour comme une nécessité, tant en terme d’équité sociale que de développement d’un monde commun soutenable. Ce qui réinterroge les organisations du travail et la place que chacun peut y prendre. Et la reconnaissance qu’il peut y trouver. Mais cela pose aussi la question de la vulnérabilité des métiers. France Stratégie a d’ailleurs dressé une typologie inédite des métiers au regard de leurs vulnérabilités économique, sociale et professionnelle.
La question de la nécessité
Mais s’interroger sur la place, l’utilité et le sens du travail dans ce nouveau contexte ne doit pas nous faire oublier un critère évident : la nécessité. La peur de la non pérennité des situations nous amène à plusieurs comportements : raccourcir les temporalités ; adopter des stratégies moins risquées ; utiliser au mieux les ressources facilement accessibles. En un mot privilégier ce qui est disponible et accessible plutôt que ce qui est lointain et incertain, même si c’est mobilisateur. Évidemment, les contre-exemples existent et toute généralisation est risquée. A quoi ai-je droit ? De quelles mesures ou financements puis-je bénéficier ? sont des entrées dans la réflexion. Elles l’étaient déjà mais on ramenait vite les personnes au mantra de nos métiers : quel est votre projet ? Or, en période de grande incertitude, on cherche à combiner Mesures disponibles / Priorités de situation et nécessité / Intérêt perçu. Les conséquences sont multiples dans la nature même du processus d’accompagnement : on élabore des scénarios plutôt que des projets ; on cherche à ce que les engagements ne soient pas trop couteux car rien ne garantit leur efficacité à long terme ; on planifie moins et on cherche des possibilités de retour en arrière. Prendre la mer quand la tempête s’annonce suppose d’être prudent et préparé. En somme, pour reprendre le concept développé par François Jullien, on veille au potentiel de la situation. On laisse de côté les modèles de la planification et de la modélisation dans un environnement où l’imprévisible nous oblige à veiller sans cesse aux évolutions de la situation : d’où le concept de maturation et d’occasion à saisir qu’il développe. Car c’est l’envahissement de facteurs totalement hors contrôle qui amène cette inclinaison. Cela nous rappelle cette formule du peintre Pierre Soulages « C’est ce que je trouve qui me dit ce que je cherche… »
Et puis moins sérieux, Pierre Dac : » La prévision est difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir. »