La canicule persistante fait que la plage ne se vide plus le soir comme auparavant. On y savoure très tard l’immensité de cette masse d’eau en espérant y trouver un souffle, une fraîcheur, un réconfort. J’ai la tête levée vers le ciel qui se transforme au fil des évolutions du soleil et des nuages. Oh, quelles variations irisées, turquoises puis orange feu ! Je les aurais bien mises en boîte dans mon smartphone mais c’est trop tard. L’instant de grâce est passé, un autre se prépare. Autour de moi, ils ont les yeux rivés, mais pas vers le ciel, sur leur smartphone. Ils sont là, mais ailleurs. Leurs enfants jouent loin des écrans mais eux ont mis un écran entre la vie qui palpite (le ciel, les vagues, les enfants…). Je revois ces cohortes de touristes qui descendent du bus à l’endroit qu’il faut avoir vu. Alors, il se précipitent pour photographier, immortaliser l’image en s’exclamant sur la beauté du paysage. « Présents, ils sont absents », dit François Jullien. Ce lieu, ils ont réussi à le voir sans y être, à le capturer sans le savourer. En somme, ils le gardent pour plus tard. Plus tard ? Ils sont en vacances. Je suis comme eux, en vacances aussi. De quoi parle t-on ? Le mot nous vient du latin «vacare», être vide, avoir du temps, et de son participe présent «vacans», puis «vacant» d’où fut tiré le mot «vacance». Ce dernier désigna d’abord, au singulier, l’interruption des travaux des tribunaux et, par extension, au XVIe siècle et au pluriel, les congés accordés aux élèves. Puis, en 1936, les congés payés légitimaient les «vacanciers».
Alors, les vacances, retrouver du ciel en soi, selon la belle formule de François Jullien encore ? Pas si sûr ? Car cela nécessite à la fois d’avoir du temps disponible, ne pas être trop occupé par les nécessités du quotidien. Mais cela suppose également de s’affranchir des sur sollicitations du monde d’aujourd’hui, dont la connexion au grand réseau mondial est l’illustration. Car si j’ai du temps libre, à quoi vais-je le consacrer ? Ne pas être occupé ne signifie pas que je ne suis pas préoccupé. Dans un très beau chapitre du livre « Nourrir sa vie à l’écart du bonheur », François Jullien développe cette idée de ciel en soi à partir d’une traduction/analyse des textes de Zhuangzi, qui traite des questions de nourritures célestes. Zhuangzi distingue deux niveaux ou régimes de vitalité : l’un, le régime céleste foncier, celui qui est à nourrir, qui est l’incitation du monde, qui est « pure processivité naturelle » et libérée de tout ce qui l’alourdit, sans savoir régisseur de causes et d’effets. L’autre nous renvoie à un régime plus humain, soumis aujourd’hui à des sollicitations extérieures multiples générant dispersion, tensions, excitations épidermiques, sporadiques, éphémères….…qui nous entravent et nous consument. Je suis partout sans être nulle part. Mon attention sur sollicitée atteint ses limites Je passe du coq à l’âne sans m’apercevoir que mes enfants me parlent et attendent mon regard présent et aimant. Alors, dans cette position de présent-absent, je m’interroge aussi sur ce que je vais faire après. François Jullien le dit ainsi « Au lieu de tenter de conduire, contre vents et marées, de façon sagace, ma chaloupe au port (ma mort), je plonge dès à présent au sein du flux infini (la vie), en épouse la logique de concentration et dispersion, d’avènements et de disparations et me laisse porter par lui. »… « Libérant alors le vital de ses entravements divers, on nourrit à nouveau du ciel en soi.
Alors les vacances pourraient être aussi ces moments d’enracinement dans l’émoi du monde. Rien d’intellectuel à tout cela. Retrouver du ciel en soi, ce n’est pas seulement s’alléger des préoccupations et soucis multiples du quotidien. C’est bien sûr cela mais ne se décrète pas. Et surtout ne peut pas s’envisager dans une logique rationnelle cause-effet. Je ne peux pas décider d’un coup de ne plus être préoccupé. Par contre, je peux me permettre un écart, moins décisionnel, plus discret, qui se contenterait de regarder et de vivre les transformations du ciel un soir de canicule. Et me laisser embarquer dans ce processus de transformations permanent et imprévisible. Tout entier présent à ce qui se passe. Non pas pour garder des photos du ciel mais pour me nourrir de sa vie. Et me laisser flotter.
Ressources :
- François Jullien, Nourrir sa vie, à l’écart du bonheur, Seuil, Paris, 2005
- François Jullien, Philosophie du vivre, Gallimard, Paris, 2011